GALETS – FORTUNES DE MER
« D’abord je choisis mes galets avec amour : leur texture, leur densité, le grain, la veine, une forme qui attise mon œil, caresse mon imagination… Je les soupèse, je les lèche pour qu’ils me redonnent un peu de leur lumière. Après la récolte ils peuvent rester longtemps en attente quelque part dans la maison. Mon dessein n’est pas de les peindre ni de les recouvrir de je-ne-sais quel décor qui les dénaturerait. Je ne m’autorise que de les rehausser discrètement , de les « enluminer », comme pouvaient le faire les moines des monastères. Je n’ai donc pas le droit à l’erreur : mon trait à l’encre doit être sûr . Il ne peut être refait. De la même façon que pour le calligraphe chinois, mon geste est unique et définitif. Ainsi seulement, me semble-t-il, peut-on célébrer la beauté du galet, sa force immémoriale… »


Échoué sur les plages du temps, le galet, jusque-là, se conjuguait au passé indéfini. Exaucé par le geste d’Herveline Delhumeau, il s’accorde désormais au présent, se décline à la forme polie. Heureuse disposition, qui confère à ce rejeton de pierres brutes la noblesse de la robe. Étranges destins croisés de l’homme et du minéral. Émergeant lissé du ventre matriciel, l’homme ayant roulé sa bosse… meurt « accidenté ». Le caillou, adolescence du galet, arraché à l’anfractuosité, se frotte aux millénaires, à l’assaut des eaux… et finit sa route dans l’anse d’une rivière, le lit d’un roi-fleuve, sur la plage d’une reine-mer…, lisse comme un sou neuf ! À l’échelle d’une seule étoile, tout cela dure un instant, petite vague dans le courant de l’éternité. Sorti du ruisseau, poli mais pas asservi, galet de pieds, mais non-esclave, il illustre ainsi le propos de Monsieur de Montesquieu qui, dans L’Esprit des Lois, décrète :
« Tout homme doit être poli ; mais il doit aussi être libre » .
Mer, sable…
C’est là que s’achève généralement le chemin des pèlerins du soleil.
C’est là que commence le voyage d’Herveline Delhumeau, puisant ses trésors de galets à la source des flux marins, qu’elle enlumine, comme pouvait le faire jadis l’humble artisan à l’aube du parchemin. Par-dessus tout, elle s’emploie à n’en jamais altérer ni le grain ni la trame originels. La discrétion, dont s’enorgueillit son travail, face à la part intemporelle du minéral, fait écho à des mystères plus profonds, qui exigent le respect des cycles immuables, dont la nature nous enseigne la noblesse. Là où le passant foule sans les voir les épaves des galets asséchés, Herveline discerne le relief, la texture, les choisit avec des patiences maternelles. Elle leur redonne le lustre et le vernis, tel Stradivarius à l’âme de ses violons, afin que ces soleils des eaux, comme sous la vague, resplendissent à nouveau et demeurent des « fortunes de mer » […]
© Patrick Crispini (mai 2000)
Cliquer sur les images pour accéder aux pages dédiées